« Mutation » - de Cancer! à TsimTsoûm



Avant d'être le titre du premier roman de Mehdi Belhaj Kacem ou le nom d'une maladie absolument moderne, avant même d'être une déclaration de guerre, « cancer » est un signe astrologique : celui qui assigne à l'être né sous son enseigne une certaine déliquescence lunaire, une sensibilité à fleur d'écaille, et une propension indiscutable à l'effacement de son être propre sous des déluges de matière lumineuse. Et puis, ce fut le nom d'une revue formée autour d'une bouteille d'Anjou par deux personnes que tout séparait, sauf l'essentiel : l'amour du désespoir, brigué en étendard rouge sur la première page du premier numéro. Mais las !, le texte d'un des fondateurs, Johann Cariou, débutait par cette citation si amèrement prémonitoire : « Si souvent, j'ai pris congé ». Sa douleur intrinsèque faisait un contrepoids rigoureux au désir permanent de jouissance pulsatile du corps de Bruno Deniel-Laurent, assurant encore plus précisément la stabilité de l'équilibre bicéphale. C'était alors une « revue autonome de désintoxication idéologique », et il était question de « chanter les Canuts sur l'air du Horst Wessel Lied ». Croix-roussien tendance Goering, je m'intéressai immédiatement à ces jeunes gens dont le pouvoir ne dressait pas le chibre. 

Quel était le moteur de cette revue pluridisciplinaire, si farouchement opposée aux gauchistes casseurs de pub et amoureusement scrutatrice des phénomènes de foire (la cinquième race) ? Une réponse surgit sans coup férir : l'Idiotie et sa dynamique discontinue, en résonance sinusoïdale avec la politique du néant. Aucune plate-forme idéologique, aucun référent structurel, mais une poignée de phares scintillants : Dominique de Roux, Roger Gilbert-Lecomte, Bézu, Simone Weil et quelques dizaines d'authentiques débiles indéfendables à l'échelle galactique. L'essentiel était là : triompher par la beauté, se faire dévorer par l'ardente chevelure du Christ, et mourir pour Israël. Mais la métastase du cancer-même se développa à une vitesse inattendue, faisant se proliférer quantité de rationnelles purulences. Dès le numéro 6, l'ardent Arnaud Le Guern monta sur le Ring, succombant deux ans plus tard sous les coups aigus portés par les membres du Fight-Club analysés par BDL dès le premier numéro (encore une fois : le numéro crucial entre tous, celui qui porte en lui les désespoirs et les trahisons, les parousies et les reniements). L'honneur de Tsahal côtoie alors le vote pour Zacharias Moussaoui, et la couverture déploie le visage du Christ au-dessus d'un code-barres. Le ring, ce sous-produit des mystiques guerrières, est déjà là : il ne restait plus qu'à s'enterrer, au plus profond des couches géologiques. 

Puis, certains textes portèrent la honte au front. Si l'Apocalypse est ma copine, la post-Apocalypse (cette paix des ratés) ne pouvait que porter la marque de l'injustice : on compara sans vergogne les plus grands mystiques du dix-neuvième siècle aux plus abjects des intellectuels soixante-huitards, et mourir à 120 ans à Los Angeles devint dès lors une possibilité envisageable. Le Hors-Série « Irak » mit le feu aux poudres : Marc-Edouard Nabe voulait embarquer tout le monde à Bagdad pour sauver la foi brûlante des derniers véritables monothéistes, alors que Maurice G. Dantec établissait la Quatrième Rome à l'Extrême-Occident / un schisme métapolitique était en suspens, trouvant son origine dans la différence d'appréhension du réel entre les deux plus grands écrivains vivants de langue française : le premier s'abîmant dans l'extase pour mieux entendre la trompette de Jibril, le second se forgeant par la Connaissance une membrane plastique vibrant au doux nom d'Abraham. 

Le cancer se fit bouffer de l'intérieur. Fritz Zorn n'y aurait jamais pensé : la façon la plus efficace d'éteindre une prolifération de métastases consiste à contaminer la maladie-même. Fractales d'endémies, vierges de Nüremberg emboîtées comme des matriochkas / les surgeons s'étendent, se développent et étouffent les termites fixées au tronc d'arbre. La bouche d'ombre fut ici féroce ; postée en vigile solitaire sur sa colonne de prétentions, elle stérilisa l'impérieuse énergie des prosateurs enfiévrés pour la concasser en un gras boudin noir. Seul homme de l'équipage à craindre l'eau, Johann Cariou transforma sa morbidité en fuite instantanée. Il avait trouvé la seule issue possible pour se dégager de l'infernale chaîne de nécroses : la transmutation. 

Rémission est le terme médical désignant l'éradication d'un cancer. C'est en se rétractant que la revue Cancer! se débarrassa de ses maladies dévoratrices. Mais on n'est plus soi-même lorsqu'on n'est plus malade. Le tsimtsoûm est un terme kabbalistique qui décrit la création de l'Univers par le retrait de Dieu. Mais, plus encore que l'histoire des origines de la matière et du temps, c'est la transmutation de Dieu dont il est question : de singularité quantique initiale, Il se mua en permanence dynamique du Vide. Et c'est bien cela qui est important : « Il faut arriver à faire naître peu à peu en soi un état d'innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s'arrêter » (Roger Gilbert-Lecomte, La force des renoncements). Désormais, la bannière des Idiots s'appellera Tsimtsoûm.

Un seul mot d'ordre : retirons-nous.


Texte de Laurent James, Moscou, 13 septembre 2004